Il y a maintenant 10 ans, les populations de plusieurs pays arabes se soulevaient contre les régimes qui les dirigeaient depuis des décennies. Le 21 février 2011, deux Mirage F1 de la Force Aérienne Libyenne se posaient sur l'île de Malte après que leurs pilotes aient refusé d'obéir aux ordres de leur hiérarchie et fait défection. L'un d'eux étaient le Colonel Ali Faraj Al-Rabati.
Il y a un peu plus de trois ans, Ali m'a raconté sa carrière de pilote de chasse depuis ses débuts jusqu'à son arrivée sur le territoire européen alors que débutait l’insurrection libyenne. Un récit passionnant que j'ai décidé (avec son accord) de publier en partie à l'occasion du dixième anniversaire du soulèvement.
Le colonel Ali Faraj Al-Rabati rejoint le Misrata Air College en 1980 et fut diplômé deux ans plus tard. Il fut rapidement affecté à la base aérienne d'Al-Watiya située au sud-ouest de Tripoli ou il intégra l’escadron 1015 en septembre 1982 sur Mirage F1 aux côtés de cinq autres pilotes de sa promotion. En 1986, suite à l'Opération Eldorado Canyon mené par l'US Air Force, il fut chargé de préparer une opération de représailles :
"Immédiatement après le raid aérien américain en 1986, Abdessalam Jalloud a appelé le commandant de la base et lui a demandé de mener une frappe aérienne dans le sud de l'Italie en réponse. Lors de la préparation de la mission, nous avons constaté que le carburant ne serait pas suffisant pour revenir, aussi des contacts ont eu lieu entre les gouvernements libyen et algérien pour exécuter la mission depuis l’Etat d’Algérie. Nous avons déplacé huit Mirage vers l'aérodrome de Ghadames situé entre les frontières libyenne et algérienne, et après cela, il était prévu de rejoindre la ville d'Annaba en Algérie. Lorsque le président américain Reagan a parlé et a menacé que tout pays arabe d'où décollaient des avions serait bombardé, une délégation de haut rang est venue d'Algérie dans la ville de Ghadames et la mission a été annulée. Après cela, nous sommes retournés à l'Al Wataya. C'était la situation la plus difficile pour moi car j'étais l'un des pilotes impliqués dans la réalisation de l'opération."
En 1986/1987, il participa à la guerre du Tchad principalement depuis la base d'Aouzou, puis Maaten-es-Sara, au sud de la ville de Kufra. Il fut engagé lors de la bataille de Wadi-Doum en avril 1987, puis retourna sur la base d'al-Watiya après la guerre. Par la suite, il mena régulièrement des missions de reconnaissances et d’interception au-dessus de la méditerranée et participa à tous les spectacles aériens. En 2009, suite à un accord conclu entre les gouvernements libyen et français deux ans plus tôt pour la remise en état de vol de 12 Mirage F1, il vint en France pour un "recyclage". La même année, il participa à l'Airshow de Tripoli avec son collègue Abdullah Al-Salihin.
A la veille des Printemps Arabes, le colonel Al-Rabati avait 30 années de vol sur Mirage et était un pilote chevronné.
"Lorsque le soulèvement a eu lieu en Tunisie, j'étais présent dans la ville de Tripoli et le commandement de la base aérienne d'Okba Ibn Nafa (*) m'a convoqué directement. Les Mirage ont été armés, prêts à intervenir dans les affaires tunisiennes. Il m’est ainsi apparu clairement que le tyran (i.e. Kadhafi) n'hésiterait pas si un soulèvement éclatait en Libye. Nous sommes restés dans cet état de préparation jusqu'à ce que nous apprenions la fuite du président tunisien Zine El Abidine Ben Ali vers l'Arabie saoudite, puis la situation et les conditions dans la base sont revenues à la normale."
(*) autre nom de la base d’al-Watiya
"Après cela, la révolution égyptienne a eu lieu et l'information a commencé à circuler sur Facebook selon laquelle le 17 février 2011, un soulèvement aurait lieu en Libye. Le soulèvement a finalement eu lieu les 15 -16 dans la région orientale à El-Beïda et Derna, puis Benghazi le 16. Le même jour, je suis revenu dans ma famille dans la région de Tripoli, il était environ cinq heures du soir. J'ai parlé avec mon fils Abdel-Rahman, et il était au courant de ce qui s'était passé dans les villes d’El-Beïda et Derna. Nous avons discuté de ce problème et il m'a posé une question : allez-vous frapper le peuple libyen avec vos avions si le tyran vous le demande ? J’ai répondu sans hésitation que je ne le ferai pas, mais, je m'attendais à ce qu'ils m'appellent pour rejoindre la base. Le 18, en rentrant de la prière du soir, mon fils Abdel-Rahman me dit qu’un certain Ibrahim Sassi avait appelé. Je devais rejoindre immédiatement la base. J'ai alors demandé à ma femme de préparer mes vêtements. Toute ma famille m’a dit au revoir et j'ai senti que c'était comme un adieu … mon fils aîné Osama n'était pas là avec eux et je suis parti directement. Sur le chemin, il m'a appelé …"
"Je suis arrivé au milieu de la nuit et ai trouvé la base en état d’alerte. La plupart des officiers et sous-officiers étaient présents. Le commandement de la base m'attendait. Quand il m'a vu, il m'a dit d’aller dormir dans ma chambre. J’ai allumé la télévision pour suivre les événements. J'ai été témoin des premières scènes sur la chaîne Al-Jazeera qui m'ont beaucoup affecté. J'ai continué à suivre les nouvelles jusqu'à trois heures. Le samedi 19 au matin, je me suis rendu au quartier général de l'escadron. Tous les appareils de la base étaient équipés et armés. Les hélicoptères Mi-35 se dirigeaient vers la ville de Misrata. Des instructions ont été émises pour préparer trois Mirage et deux Su-22 qui stationneraient à Syrte, pour bombarder ensuite la ville de Benghazi. Je suis retourné dans ma chambre, tout comme mon collègue Abdullah Al-Salihin car à ce moment-là, il était interdit de quitter la base."
"Le matin du 20 février, je suis allé à la prière et à mon retour, deux de mes amis, le lieutenant-colonel Muhammad Ali Sweissi et le lieutenant-colonel Muhammad Imran sont venus voir et m'ont prévenu que la sécurité avait un œil sur moi. Je leur ai répondu littéralement que si je décollai avec des bombes, je les larguerai sur Bab Al Azizia. Mon ami Muhammad Imran m'a dit que je ne ferais pas beaucoup de dégâts au siège du tyran à Bab Al-Aziziyah, mais que j’exposerais ma famille à un danger. Par la suite je fus informé que les avions MiG-21 et 23 de la région de l'Est se dirigeaient vers la ville de Syrte. Plus tard dans la journée, toutes les opérations aériennes furent suspendues : ceci signifiait en général que le tyran se déplaçait d'un endroit à l'autre (*) et c'est ce qui a engendré la rumeur sur son évasion au Venezuela."
(*) Lorsque qu’il se déplaçait, tous les vols militaires étaient suspendus car Kadhafi ne faisait pas confiance à ses officiers militaires et craignait pour sa sécurité.
"A 21h le commandement de la base nous a appelé mon collègue Abdullah Al-Salihin et moi, ainsi que deux pilotes de Sukhoï, les lieutenant-colonel Masoud Amseh et Suleiman Ambark afin de préparer les cartes. J’étais très inquiet car j’avais appris ce qui s’était passé à Tripoli confronté au soulèvement avec des armes et des munitions. J’attendais avec espoir le discours de Saif al-Kadhafi. La réponse est venue à presque 2 heures du matin : il a menacé le peuple libyen. Je n’ai pas dormi cette nuit-là et ma famille m’a appelé plusieurs fois, mais je ne leur ai rien dit car je savais que les appels téléphoniques étaient surveillés. Ma décision était de m’échapper vers n’importe quel pays européen et je ne pouvais pas informer ma famille parce que le soulèvement n’en était qu’à ses débuts."
"Le lundi 21 à 8 heures du matin, je me suis rendu au quartier général de l'escadron où j'ai retrouvé Abdullah Al-Salihin. Il m'a demandé d'aller dans une pièce et a fermé la porte. Il avait pris la décision de ne pas participer au bombardement du peuple libyen et j'étais très content de cette nouvelle. Il voulait atterrir sur une piste désaffectée dans le désert ce qui mettrait sa vie en danger. Je voulais qu’on aille en France ou Italie, mais il ne voulait rien entendre. Je lui ai donc proposé la Tunisie, à Bizerte. Je suis donc retourné dans le bureau de l’escadron pour préparer le plan de vol par GPS. Je sortais au bout d’une demi-heure. Abdullah venait d’informer le colonel Bashir Al-Nayli de notre projet. Celui-ci se chargerai de transmettre mes derniers messages à ma famille. Le colonel Hussain Al-Shalladi, de son côté, nous conseilla de choisir l’État de Malte car à l’intérieur de l’Union Européenne. Abdullah accepta finalement cette destination. Mon collègue Abdullah et moi avions donc convenu, après le décollage, de nous rendre au nord vers l’État de Malte et de laisser le troisième avion sous le commandement du Brigadier Général Salem al-Nadab (*) seul."
(*) commandant de la base et commandant de l’escadron de Mirage
"De retour dans ma chambre, j'étais très inquiet de ce qui allait arriver à ma famille. J'avais un appareil photo numérique, je l'ai allumé et enregistré des recommandations et une photo, afin de leur expliquer pour qu’ils ne me reprochent pas ce que je ferai quand je les quitterai et fuirai vers l'île de Malte. A midi, je suis allé au quartier général de l'escadron où le commandant de la base me confirmait que trois avions iraient à Syrte : un sous son commandement, les deux autres pilotés par Abdullah et moi. De retour à l’escadron, Abdullah m’informa que nous avions reçu également l’ordre de bombarder les dépôts de munition d’al-Qaryat (i.e. avant de rejoindre Syrte). Je m’y refusai. Abdullah a commencé à m'expliquer que nous devrions mener à bien cette mission car nous n’allions frapper que des entrepôts sans être humain. Je lui répondis que non car lorsque nous aurions effectué cette mission, nous effectuerions d'autres sorties après cela, avec cette fois-ci des gens à l'intérieur des entrepôts. Je laissais Abdullah et emmenais en voiture le colonel Hussein al-Shalladi à l'école technique, en chemin j’expliquais mon problème avec mon collègue Abdullah. Il m'a dit d’essayer de le persuader à nouveau, mais que si je n'y arrivais pas, je devais fuir seul à Malte. Mais je ne souhaitais pas pour deux raisons : 1) Je connaissais Abdullah depuis dix ans et il était plus qu’un frère pour moi ; 2) Il ne fallait pas que le tyran utilise les avions pour frapper le peuple libyen. Je suis donc retourné à l'escadron."
"J’ai tenté de convaincre Abdullah en lui rappelant qu'ils nous avaient demandé de frapper le peuple libyen avec des avions, mais que nous avons refusé, que nous devions nous diriger vers l'île de Malte. Finalement, je le retrouvais quelques temps après, qui m’attendais en combinaison de vol. La voiture du commandement de l'escadron était présente avec le chauffeur, Abdullah et moi sommes montés à l’arrière. Le commandant a commencé à nous parler : « Ne vous dites pas que ce sont des musulmans, mais des mercenaires et terroristes d'Al-Qaïda. Essayez d'en tuer le plus possible en les bombardant plus d'une fois. Ali, quand les panier roquettes seront vides, larguez-les également sur eux ».
"J'ai été étonné de ces mots, comme si j'étais dans un rêve, comme si la personne qui me parlait et me donnait ses instructions venait d'une autre planète. Quand j'ai entendu ces mots, ma gorge s'est desséchée et je lui ai demandé une petite bouteille d'eau, mais je ne pouvais pas avaler, je n’avais pas de salive. Quand nous sommes arrivés, mon collègue Abdullah est descendu vers son avion, le n°502, puis on m'a amené vers le mien, le n°508. J'ai sorti l'appareil photo de ma poche et pris quelques clichés dans les derniers moments critiques. Je gardais ces photos pour moi, mes enfants, pour qu'il reste un souvenir parce que je ne sais pas ce qui allait m'arriver, puis j’ai donné cet appareil photo à un collègue pour qu’il le remette à mon fils Osama."
"Mon avion a commencé à rouler lentement. Le Mirage du commandant de la base était à côté du mien sur ma droite. Le Brigadier Général Salem al-Nadab était très heureux et montait ses mains vers le ciel. J'ai commencé à rouler avec mon collègue Abdullah et sommes entrés sur la piste. J'ai appelé Dieu, que la gloire soit à lui, pour protéger ma famille de tout le mal. Abdullah demanda à la tour de contrôle l’autorisation de décoller, il était 16h50. Immédiatement après avoir quitté le sol, nous avons continué en direction de la piste, puis nous nous sommes dirigés vers le nord, avons changé le canal sur lequel nous nous étions entendus, puis je me suis dirigé plein nord. Nous volions à basse altitude à environ 70 mètres au niveau de la mer afin que nous ne soyons pas détectés par les radars au sol et éventuellement visés par les missiles sol-air. Environ 50 miles avant notre arrivée à Malte, mon collègue Abdullah demanda de se débarrasser des roquettes et des réservoirs de carburant. Je répondis que nous devions garder les munitions car il s’agissait d’une preuve contre le tyran. Nous avons par contre largué les réservoirs de carburant supplémentaires. Abdullah appela ensuite la tour de contrôle, mais personne ne répondit. Nous sommes alors passés par la fréquence de secours internationale, et cette fois-ci, la tour nous a répondu. Ils nous ont permis de débarquer directement et sans aucune conséquence. Nos avions se sont posés sur l'île de Malte à 17h30, heure libyenne, le 21 février 2011."
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